Comme souvent dans les affaires de famille, c’est une histoire de traditions. Chez les Fabre, c’est Marius qui a fondé la savonnerie au début du siècle dernier. Ses enfants, petits-enfants et arrière-petits-enfants ont conservé la méthode ancestrale du savon de Marseille. Un héritage de leur illustre prédécesseur et, surtout, un gage de qualité et d’authenticité dans un marché mondial où l’on estime à 90% le pourcentage de « faux » savons en circulation. Installés à Salon-de-Provence, eux n’utilisent que deux produits : un mélange composé d’huile d’olive (72%) et de soude. Le reste appartient au savoir-faire méticuleux de la Provence. Il ne contient donc ni parfum, ni colorants, ni conservateurs, ni produits de synthèse.
Sous le toit de tuiles qui abrite l’entreprise, les machines automatisées ont remplacé les outils manuels d’hier. Jouxtant la savonnerie, Julie Fabre, l’arrière-petite-fille de Marius, a imaginé un musée empli d’odeurs suaves, quasi enivrantes, à la gloire de ce patrimoine provençal. Revenue travailler dans le giron familial il y a quelques années, sa scénographie relève autant du travail de mémoire que d’un engagement pour l’avenir. Si elle a décidé de lui consacrer un musée, c’est que le savon de Marseille risque tout simplement de disparaitre.
À travers les allées du musée, accroché sur les murs, on peut lire le récit du lent processus de fabrication traditionnelle du savon de Marseille, tel qu’il a été décrété en 1688 sous le règne de Louis XIV par un certain Colbert. Le ministre du Roi limitait alors l’appellation « savon de Marseille » aux fabricants qui proscrivaient l’utilisation de graisse animal (porc ou bœuf), sous peine d’être « chassés de Provence ». Marseille comptait à l’époque 90 savonneries. Aujourd’hui, faute d’appellation d’origine contrôlée ou protégée – AOC ou AOP, réservées aux produits alimentaires – et donc de réelle protection, les quatre dernières savonneries (Marius Fabre, Fer à Cheval, Savonnerie du Midi et Le Sérail), toutes installées dans la région et qui se sont regroupées dans l’Union des Professionnels du savon de Marseille depuis septembre 2011 (UPSM), ont édicté un cahier des charges stricte destiné à défendre leurs intérêts. Avec le soutien du Crédit Agricole, elles ont également lancé un webdoc qui résume tous les enjeux de cette bataille.
> Découvrez la charte associative relative à la dénomination savon de Marseille
En l’absence de législation contraignante, les fraudeurs ne risquent aujourd’hui plus rien : les industriels Dove ou Le Petit Marseillais totalisent ainsi 50% des ventes en grande surface. On les connait aussi sous le nom de Monsavon, Le Chat, Cadum… Pour certains, l’huile d’olive n’intervient qu’à la toute fin du processus. Et n’est pas du tout un élément essentiel du savon.
« Il est temps que l’on protège ce savoir-faire, estime Julie Fabre, mobilisée dans ce combat pour la protection du savon de Marseille. Ça fait quand même 500 ans qu’on en parle. Ce n’est plus possible de se référer à des lois qui datent de Colbert… »
Derrière la plaisanterie, on sent l’efficacité de l’argumentaire et la volonté profonde de protéger ce que certains qualifient volontiers de « folklorique ». Mais ce serait une erreur de croire que cette tradition « made in France » importe uniquement aux touristes étrangers. Au contraire. À l’heure où les produits chimiques colonisent les cuisines, ce retour à des produits de qualité et à une traçabilité fiable est saluée par les locaux comme les citoyens en général. Y compris chez les lecteurs de GoMet’, qui ont témoigné sur notre page Facebook : « C’est une tradition à conserver et une qualité de produit incomparable », explique Mam’s Boot, qui habite à Lamanon, au-dessus de Salon-de-Provence. Hypoallergénique, tendre pour la peau, dur contre la saleté, le savon de Marseille est « une perle pour détacher mon linge », rapporte quant à elle Carole Lopez, qui admet pourtant ne pas savoir reconnaître les contrefaçons. Et c’est bien là tout le problème.
En plein cœur du mois d’août, Chafia et Djamel arpentent les allées du musée Fabre. Le soleil transperce les fenêtres. On entend les guides hurler pour rameuter les retardataires aux bracelets « vert clair ». La visite va bientôt commencer. C’est la cohue dans la boutique. « Mon frère habite là depuis dix ans et il a fallu attendre un reportage dans le 13 h de Pernaut sur TF1 pour que l’on vienne jusqu’ici », rigole Djamel. Tous les deux sont très sensibles aux produits « made in France » mais avouent leur embarras quand il s’agit de reconnaître un vrai d’un faux savon de Marseille.
« On se méfie, forcément, car la transparence sur les produits n’existe pas, continue Djamel. Hier, on était dans le Panier à Marseille et on n’a pas acheté de savon, on ne savait pas… ». Sa femme se promène, admirative, entre les machines-outils, et confirme : « C’est incroyable que ce ne soit pas protégé ! On revient tous à des produits bios, de qualité… Ce serait une chance qu’ils obtiennent une vraie protection, rien que pour nous, pour avoir plus d’informations ». Car le flou est total pour les consommateurs, qui sont perdus au milieu d’une bataille à la fois commerciale, technique et politique.
Une savonnerie en danger et des citoyens qui se mobilisent
Retour en arrière. Fin 2012, la savonnerie du Fer à Cheval est mise en redressement judiciaire. Installée depuis 1856 à Sainte-Marthe, dans les quartiers Nord de Marseille, elle emploie 25 salariés. Face au silence médiatique et à l’indifférence générale, Adrien Sergent, un jeune autoentrepreneur de seulement 18 ans, décide de lancer une pétition sur la plateforme Change.org.
« C’était le seul moyen de faire pression, raconte-t-il à GoMet’, un an et demi après. J’ai un attachement à ma ville et au patrimoine provençal. Savoir que des emplois allaient disparaître à cause d’une fraude, ça me choquait. Pourtant, je lisais un, puis deux articles, mais personne ne s’emparait vraiment de cet emblème du patrimoine français. »
Très vite, la pétition prend de l’ampleur. Des signatures parviennent de Russie, de Nouvelle-Zélande, et de toute la France : preuve que l’initiative ne se limite pas aux locaux. Aujourd’hui, la pétition a dépassé les 21 000 signatures. Et la savonnerie du Fer à Cheval a trouvé un nouveau bienfaiteur. Le groupe Cortez Capital, un fond d’investissement détenu par des Belges basés à Hong-Kong, s’est engagé à maintenir l’exploitation et à injecter plus de deux millions d’euros en cinq ans, avec pour objectif un chiffre d’affaires de 20 millions d’euros en trois ans. « Ce sont des gens qui connaissent très bien le marché asiatique, où ils sont basés depuis 30 ans», se défendait au Figaro le PDG de la savonnerie, Bernard Demeure, confirmé dans ses fonctions. « Ils estiment que le savon de Marseille a une très bonne notoriété dans ces pays-là, dont une tranche de la population est très friande de ces produits d’importation made in France », ajoutait-il.
Entre temps, le gouvernement s’est emparé de ce qui est devenu, en quelques semaines, un sujet d’intérêt général. Le projet de loi relatif à la consommation est présenté le 2 mai 2013 en conseil des ministres par Benoît Hamon, alors ministre de la Consommation. Il contient de nombreux points (aide à la mobilité bancaire, création de l’action de groupe, lutte contre le surendettement), dont l’extension des IGP (indications géographiques protégées) aux produits manufacturés. Une IGP défendue en son temps par un certain… Frédéric Lefebvre, alors secrétaire d’État à la Consommation, qui n’était pas parvenu à obtenir un vote favorable sur le sujet avant la présidentielle de 2012. Tout comme le savon de Marseille, le couteau Laguiole ou la porcelaine de Limoges ne sont pas protégés. Et souffrent d’une concurrence déloyale. En juillet 2013, le projet de loi est donc adopté en première lecture, puis en décembre 2013 en deuxième lecture. Après un recours de certains sénateurs et députés devant le Conseil Constitutionnel, en février 2014, la loi est finalement promulguée le 17 mars 2014. La fin d’un parcours du combattant.
Pas de nouvelles du côté du ministère
C’est que le sujet est, il faut bien le reconnaître, très technique. « Les vins, par exemple, sont fabriqués sur un territoire donné et sont liés à un terroir. Dans le cas du savon, les matières premières comptent moins que le savoir-faire, justifie Guillaume Fievet, le directeur de la Savonnerie du Midi, l’une des quatre dernières de la région. Il y a donc des raisons historiques et climatiques qui font que le berceau du savon est à Marseille ». Mais il y a aussi des raisons politiques. C’est un symbole fort. L’éventuelle création d’un label intervient dans le calendrier des municipales de mars 2014 pendant lesquelles les candidats ont rivalisé d’ingéniosité pour se placer sur ce dossier, de Marie-Arlette Carlotti à Patrick Mennucci (PS), en passant par Stéphane Ravier (FN), qui a même eu droit à une visite de Marine Le Pen, en février 2013. Ce qui fait sourire l’entourage de Valérie Boyer, la députée UMP des Bouches-du-Rhône, l’une des premières personnalités à relayer les revendications des savonniers : « Ils sont gentils mais ils sont arrivés après la guerre, ironise-t-on dans l’entourage de la députée. Chacun a tiré la couverture à soi ». C’est que le symbole fédère au-delà des partis et peut, à la marge, séduire les électeurs.
Lors du premier passage de la loi à l’Assemblée, en décembre 2013, Valérie Boyer se félicite sur son blog de cette « avancée majeure » : « Protéger le savon de Marseille, c’est préserver nos racines et la réputation de notre ville », lance-t-elle alors. Aujourd’hui, son entourage admet sa déception. Car si la loi est votée et promulguée, reste l’épineuse question du décret d’application, qui est censé « traduire » la loi. « On appelle toutes les semaines au ministère, on ne comprend pas pourquoi ça prend autant de temps. Ils nous disent qu’ils ne sont pas au courant… ». Un courrier officiel a été envoyé avec l’en-tête de l’Assemblée nationale. Le 2 septembre, Valérie Boyer a même interrogé le gouvernement, par une question écrite à l’Assemblée. « Si le travail sur les décrets d’application est en cours, rien n’a encore été annoncé en ce qui concerne l’entrée en vigueur du dispositif de l’IGP pour les produits industriels et artisanaux, et notamment pour le savon de Marseille. Il faut pourtant que le décret d’application soit pris au plus vite pour qu’entre en vigueur cette mesure importante », écrit-elle.
« C’est particulièrement long. On a l’impression d’avoir fait tout ça pour rien, on est dans l’attente… On va finir par nous détester, c’est quasiment du harcèlement à ce niveau là… », explique-t-on chez Valérie Boyer.
Pourquoi cela prend-t-il autant de temps ? « Il y a un sentiment de déception et de colère. Quel scandale de traîner autant les pieds, s’insurge Adrien Sergent, qui ne comprend pas le délai du gouvernement et a lancé une nouvelle pétition pour faire bouger les choses. Pendant ce temps là, les producteurs sont en danger ». Les lobbys industriels font-ils pression pour affaiblir la protection donnée par le futur label et gagner du temps ? « Si lobbying des industriels il y a, on ne comprendrait pas qu’il ait lieu maintenant et pas avant, au moment de l’examen et du vote de la loi au Parlement. Si le gouvernement avait subi des pressions, il les aurait subies avant », juge Adrien Sergent. Ce qui est sûr, c’est que les grands groupes ont tout intérêt à ce que l’IGP soit la moins stricte possible. Pour les savonniers, elle doit être conditionnée à la fois par la zone géographique, le procédé de fabrication et la composition du savon. En clair, que le produit soit fabriqué dans les Bouches-du-Rhône, selon le savoir-faire des maîtres savonniers et seulement avec des huiles végétales sans colorant, parfum ou additif chimique. Un peu radical pour des industriels qui se passent de toutes ces conditions.
Pour les savonniers, le premier décret n’est pas acceptable en l’état
Guillaume Fievet, de la savonnerie du Midi, reconnaît, tout au plus, qu’il y a « des points de difficulté avec le ministère » mais se veut « confiant ». « Le temps de la législation n’est pas le temps économique. Il y a eu des élections, c’est normal. Mais il n’y a pas de blocage particulier », assure-t-il. Julie Fabre, elle, calme le jeu. « C’est toujours très long et surtout, il y a eu des remaniements au ministère. » En effet, le 9 avril 2014, Sylvia Pinel, qui portait la loi comme ministre de l’Artisanat, a été remplacée par Valérie Fourneyron. Laquelle doit, pour raisons de santé, quitter son poste précipitamment en juin 2014. Carole Delga, jusqu’ici députée de Haute-Garonne et secrétaire nationale du PS, lui succède, tandis que ses services continuent à négocier le décret d’application, qui prend du retard.
« Il faut dire que ça n’était pas vraiment prioritaire dans l’agenda politique, glisse-t-on chez les savonniers. Et l’été, il ne se passe rien. On nous a promis le décret pour septembre mais il n’y a rien de certain. »
Les concertations entre le ministère et les savonniers ont eu lieu ces dernières semaines. Avant l’été, un première version a été transmise aux professionnels. « Le décret est bien mais pas encore parfait », estime Julie Fabre, qui y a eu accès et a fait passer des observations en tant que porte-parole de l’UPSM et interlocutrice du ministère. Mais alors, que craignent les savonniers ? Tout simplement que le décret soit en décalage avec la loi. « Le décret ne peut pas dire autre chose que la loi », commente-t-on du côté du cabinet de la ministre de l’Artisanat Carole Delga. Directement visé, le contrôle du label. « On se bat pour un organisme indépendant de certification. C’est une grande part de la légitimité de ce label », explique Guillaume Fievet. « Le contrôle n’est pas suffisant en l’état, estime Julie Fabre. Aujourd’hui, le décret explique que c’est aux savonniers eux mêmes de contrôler le label. Or on ne peut pas être juge et partie ! » Du côté de la ministre, on reçoit avec pondération ces critiques, rappelant que savonniers et gouvernement ont le même objectif. Pour Carole Delga, « les professionnels ne sont pas juges et partie ».
En effet, « si ce sont eux qui construisent le cahier des charges de l’IG et qui organisent les contrôles, c’est sous le contrôle d’un organisme public, l’Institut national de la propriété intellectuelle (INPI), qui attribue le label IG, et c’est avec l’appui d’organismes accrédités qui sont mandatés pour faire les inspections », ajoute-t-elle. En clair, la loi prévoit que c’est aux fabricants d’établir un cahier des charges de leur IG, lequel sera étudié puis validé par l’INPI, qui délivre ensuite le label. Ce n’est qu’après que des contrôles sont effectués par des organismes indépendants, qui dépendent de normes nationales et internationales. S’il y a fraude, c’est là que les savonniers interviennent, pour sanctionner le non-respect du cahier des charges qu’ils ont eux-mêmes fixé.
« Il y a de la pédagogie à faire vis-à-vis des professionnels car ils voulaient un système de certification totale. Mais telle que la loi est écrite, c’est impossible. Avec le système prévu dans le décret, on laisse aussi l’initiative aux professionnels qui sont les meilleurs juges de leur cahier des charges », explique le cabinet de la ministre.
« Nous voulons défendre les savoir-faire français, nos marques territoriales, et donc lutter contre les contrefaçons », rappelle Carole Delga, qui se veut optimiste et lucide : « C’est un processus qui prend du temps, c’est normal. Mais on va y arriver rapidement ». Après une période chargée, les négociations reprennent donc. « Nous travaillons en commun avec les professionnels. Les concertations auront lieu au mois de septembre avec les représentants des professionnels du savon de Marseille (et des autres IG), puis nous transmettrons le décret au Conseil d’État, avec l’espoir qu’il sera signé à la fin du mois d’octobre », conclut la ministre. Julie Fabre, elle, a bon espoir que le décret aboutisse. Et aille dans le bon sens. Ce sera alors la fin d’un long feuilleton qui dure, déjà, depuis plusieurs centaines d’années.