Que dirait Mozart s’il revenait aujourd’hui assister à Aix-en-Provence, à la représentation de son premier « singspiel », L’Enlèvement au sérail : théâtre chanté et non opéra classique… En langue allemande, selon les vœux du despote éclairé qui le commande… ? Mozart dirait : « choquant mais réussi ! » Il dirait d’abord qu’il a beaucoup aimé « sa » musique… A en pleurer d’émotion devant « sa » Constance si bien jouée et chantée par Jane Archibald. Heureux hasard que ce prénom soit aussi celui du grand amour de Wolfgang !
Et puis il suffoquerait de rire à propos du reste : transposition du contexte à 250 ans de distance : de 1782 à 1920 et même 2015… Besoin d’un cours accéléré de rattrapage historique pour qu’il comprenne la mise en scène de Martin Kusej : décor sombre, costumes peu brillants, manque d’éclairages… Mozart aimait les farces, les extravagances, et son rire ne serait pas celui du mépris et de la dérision mais de la joie.
Pourquoi pas, dirait Mozart, ce décor de sable et de tentes où des silhouettes de djihadistes à kalachnikovs obéissent aux ordres d’un barbu légèrement bedonnant à la belle voix de basse : Franz Joseph Selig (Osmin) ? Pourquoi pas l’analogie entre votre situation et cette cruauté, cette violence faite aux femmes blanches, prises en otage, par des Ottomans dont on n’a pas oublié les sièges de Vienne au siècle précédent ?
Ravageur
Pourquoi pas le supplice du joyeux Pedrillo, joué par David Portillo, enterré dans le sable jusqu’au cou, avec la lame scintillante qui peut trancher sa tête, sous l’œil de caméras de propagande ? Et quel dommage, ajouterait Mozart, de vous être autocensurés, en supprimant, parait-il, des images insupportables. Ne craignez rien ! Nous en avons vu d’autres. Choquez ! Les humains, nous avons besoin d’une musique neuve.
La monarchie autrichienne n’a-t-elle pas rivalisé en absolutisme avec les califats d’hier et d’aujourd’hui ? Qui a déclaré au 17ème siècle: « Plutôt régner sur un pays désert que sur des sujets hérétiques » ? Ce n’était pas un turc, c’était l’ancêtre de Joseph II, qui déclencha ainsi une migration massive hors d’Autriche : protestants, citadins, chevaliers… Dépeuplement ravageur. Pourquoi pas dirait Mozart ces choix risqués si ma musique en sort bien ? Et c’est ce qui se passe : L’orchestre dirigé par Jérémie Rhorer exécute une belle ouverture puis accompagne élégamment les chanteurs, disons surtout les chanteuses, puisque le féminisme de la mise en scène invite à glorifier surtout ces personnages rebelles.
Des chants d’amour s’élèvent dans ce désert. Comment créer la relation amoureuse par la tendresse, la délicatesse cultivée à l’occident, jusqu’à la rendre si puissante qu’elle défie toute séparation ou tout autre appât ? L’amour heureux ou malheureux est modulé, soupiré, crié, chanté avec un très grand art par les interprètes…
Message humaniste
Oui, Mozart aurait dit sa joie devant cette représentation marquée par notre sombre modernité, mais exaltés par la maîtrise des musiciens et des artistes qui chantent et qui parlent : car un étrange personnage ne chante pas, et c’est le personnage principal de cette œuvre. Il est joué par Tobias Moretti.
Le message humaniste que le jeune Mozart souhaitait faire passer, c’est cet étrange Pacha qui le porte… Etrange costume germanopratin, étranges mœurs délicates ou affreusement automutilantes, renégat converti à la religion musulmane pour raisons politiques, assoiffé de pureté, étrange esprit des lumières… Il pourrait soupirer comme le Mahomet de Charlie « c’est dur d’être aimé par des cons! » et ces derniers, représentés par Osmin et sa sinistre bande, peuvent aussi être drôles, embarrassés, attachants… Pourquoi pas plus tard différents ? Tolérer, patienter, argumenter, laisser libres hommes et femmes jusqu’au moment où leur détermination s’exprime… Le pacha est le plus beau modèle d’humanité de cette pièce.
Les turqueries bouffonnes de Molière sont dépassées au XVIIIème siècle… Le Candide de Voltaire ne va-t-il pas s’inspirer de la sagesse d’un vieux turc pour se décider à cultiver son jardin raisonnablement ? Au-delà des siècles, des frontières, des oppositions religieuses ou politiques, les voix de Mozart portent vers nous l’idéal d’universalité, d’amour, de paix, avec un clin d’œil fraternel.
Catherine FLEURY
Des liens utiles :
> Pour réserver vos places pour les prochaines dates (représentations les 11, 13, 17 et 21/07 à 21h30 au Palais de l’Archevêché).
> Le webdoc consacré à L’enlèvement au sérail
> Le site du festival d’art lyrique d’Aix-en-Provence
(Illustration : capture d’écran site Festival d’Aix)