L’auditoire bien fourni l’écoute quasi religieusement. Sa présentation est bien rodée et son propos à la fois développé clairement et de façon concise. On n’en attendait pas moins du philosophe Bernard Stiegler intervenu le 17 décembre au théâtre du Merlan à l’occasion d’une table ronde autour des usages du numérique. Gérard Paquet, fondateur de Planète Émergences résume d’emblée l’enjeu principal. « Le monde actuel est bouleversé par les évolutions technologiques. Cela nous confronte à des problèmes qui nous semblent insurmontables ». Les nouvelles technologies constitueraient-elles alors une menace ou plutôt une opportunité ? Telle est la question à laquelle Bernard Stiegler a tenté de donner des éléments de réponses.
Un processus de référence pour intégrer
Ecole Jules Ferry à Blida, année scolaire 1956-1957. Une école en Algérie du nom d’un chantre français de la colonisation. Un paradoxe comme cette période en a fourni tant. C’est par l’une de ces photos de classe que Bernard Stiegler commence à illustrer son discours qu’il a nommé « désintégration » car « il y a des difficultés d’intégration ». Puisant quelques inspirations dans l’Antiquité, le philosophe fait notamment référence à « l’école de la politeia, celle de l’intégration collective, ici par le partage d’un rapport à la géométrie », qu’il érige en exemple.
En somme, quelque chose d’assez fédérateur pour additionner les différences. « Il faut un processus de référence qui dépasse les particularismes. Avant, c’était la religion. Puis des idéologies politiques. Au XIX ème siècle, l’internationalisme par exemple avec pour slogan “prolétaires de tous les pays, unissez-vous” », assène-t-il en tant que postulat. Mais l’auteur semble regretter qu’aujourd’hui, plus grand chose ne rassemble les personnes sous une même bannière ou des mêmes idéaux.
La faute, selon lui, au marketing qui a détruit la société dans laquelle nous vivons. « Les marques gouvernent, il y a un malaise dans la consommation. Et ce malaise va s’aggraver avec la robotisation généralisée », prédit Stiegler. Mais lui, voit dans cette évolution « une possibilité de réintégration qui s’ouvre ». « La problème qui se pose est de faire en sorte que l’automatisation devienne une chance et non un handicap, avec de nouvelles industries qui se développent comme les logiciels libres ou encore l’économie contributive», énonce-t-il.
Critique de la gouvernementalité algorithmique
Stiegler dénonce ici la gouvernementalité algorithmique, un mot pompeux qui désigne entre autres l’automatisation de la prise de la décision. Il tance par exemple la désémantisation de Google dont le but est de rompre la diversité et de détruire les expressions afin de les réduire à des algorithmes. Sans compter sa critique des réseaux numériques qui participent selon lui à la massification des comportements. « Deux scénarii sont désormais possibles : celui prôné par Bill Gates, qui souhaite la diminution des salaires et des impôts, soit la logique spéculative absurde du capitalisme. Ou celui dans lequel les robots permettraient la redistribution du temps gagné. Nous avons 50 ans pour nous décider », lance-t-il comme cri d’alarme.
« Depuis 21 ans, le web n’est plus celui pensé à l’origine. Le business du web a soumis celui-ci aux algorithmes », ajoute-t-il. Selon lui, la technique participe davantage au mimétisme qu’à l’émancipation des individus. Mais l’écueil serait de considérer Stiegler comme technophobe ou techno-sceptique. Aujourd’hui il voit la technique comme un poison. Mais il semble considérer que cela peut être l’antidote de demain si elle permet à l’humain de ne plus être aliéné.
(Illustration : Bernard Stiegler à gauche et Gérard Paquet. Crédit P. A.)